Déjeuner avec Monsieur Allen Adler – CEO de Adler Joailliers SA

Quand Monsieur Adler vous avoue que sa première ambition professionnelle était de devenir professeur d’université, il n’est pas difficile de le croire. On l’imagine parfaitement arpentant les couloirs des facultés d’ici et d’ailleurs, vêtu d’une veste en velours côtelé, plongé dans des réflexions académiques et cérébrales, en débat avec ses confrères et ses étudiants. Au-delà du trait physique, c’est certainement la rapidité intellectuelle, la pertinence des remarques, la fine analyse, aussi bien humaine que technique, qui sont les indices les plus saillants d’une personne intellectuellement brillante et qui aurait sa place dans un environnement académique. Mais quand Monsieur Adler vous dit qu’il a renoncé parce que « cela ne payait pas assez », vous avez un peu plus de peine à le croire : l’argent ne semble pas un motivateur important pour cet homme pétri de valeurs sociales et familiales.

Frank Gerritzen : Monsieur Adler, comment fait-on dans une entreprise dont on est le CEO et un actionnaire important pour distinguer « sa propre poche de celle de l’entreprise » ?

Allen Adler : La réponse a trois axes. Le premier est juridique. Les régulations n’autorisent plus un doux mélange, l’état veut savoir ce qui appartient à qui. On risque beaucoup de problèmes à ne pas distinguer. Et les créanciers peuvent toujours se retourner contre la personne si celle-ci ne se distingue pas clairement de l’entité juridique. Le deuxième axe est fiscal : selon le pays dans lequel se trouve votre entreprise, il est plus intéressant d’être payé comme actionnaire, par des dividendes, que d’être salarié. Cette réflexion me force à clairement distinguer les deux casquettes que je porte. Troisièmement, et là nous touchons à un aspect plus humain et psychologique, si l’identification du dirigeant à l’entreprise est trop forte, il y a un risque de ne plus être capable de prendre les décisions adéquates dans une logique de pérennisation. Si « je vis » tellement mon entreprise que « je deviens » mon entreprise, l’horizon de temps de Adler Joailliers SA se confond avec celui de Allen Adler. Or, comme CEO de 4e génération, je dois penser à bien au-delà de moi.

FG : Justement, vous êtes depuis plusieurs années, avec votre cousine et votre épouse, les représentants de la 4e génération. Comment s’est passé le passage de témoin ?

AA : En réalité, ce passage de témoin est du work in progress : il n’y a jamais eu de moment charnière où mon père, ma mère et mon oncle nous ont remis les clés de l’entreprise. La 3e génération a par contre clairement cédé les opérations à la 4e, mais reste impliquée dans des décisions stratégiques, l’entretien de la culture de la société et la vision à long terme. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de désaccord, mais nous sommes fiers de pouvoir dire que jamais nous ne votons des décisions au Conseil d’administration car nous arrivons toujours à trouver un terrain d’entente.

FG : Vous m’avez dit que vous estimez votre clientèle potentielle mondiale à quelque 300’000 personnes (ndlr : la gamme de prix des bijoux Adler va de CHF 4’500.- à …plusieurs millions). Que cela veut-il dire pour les clients quand il y a passage de témoin ?

C’est peut-être la question la plus délicate: la vente de bijoux est un acte intime. Nous connaissons nos clientes, nous les accompagnons, les conseillons, rentrons dans leurs vies privées. C’est une relation intuitu personae. Quand un membre de ma famille se retire, un autre reprend la relation. Et une relation ne se force pas, ne se dicte pas, cela prend du temps. D’autant plus parce que nous sommes, dans ma famille comme dans la plupart des familles, même si nous partageons l’essentiel des mêmes valeurs, des êtres différents. Et puis les clientes aussi changent, la famille des clientes évolue. Nous ne sommes pas dans du transactionnel, nous ne sommes pas dans du volume. Nous sommes dans le hautement personnalisé, chaque interaction avec une cliente est unique. Et bâtir cette relation-là n’est pas simple…

FG : Quelle était votre situation à votre entrée chez Adler ?

AA : Avant de rentrer dans l’entreprise familiale à 38 ans, j’ai eu une vie professionnelle bien remplie. Après des études de sciences politiques j’ai fait un MBA à New York University avec un accent sur la comptabilité et la finance. J’ai travaillé à Wall Street et dans les fusions et acquisitions pendant quelque temps, avant de rejoindre un hedge fund à Genève. Lancé dans ma carrière, je ne dépendais pas du tout de l’entreprise familiale, ce qui m’a permis de faire le grand saut avec sérénité.

FG : Saut dans l’eau froide ?

AA : J’ai fait la plus grande erreur de débutant que l’on peut imaginer : je suis rentré dans l’entreprise sans négocier un descriptif de mes fonctions, sans cadre clair à mes responsabilités et définition précise de ma sphère d’influence.

Comme tous les membres de ma famille de la 3e génération avaient des attentes différentes, la confusion a régné pendant un peu de temps. Mais ce sont peut-être les attentes que j’avais par rapport à moi-même qui ont été les plus difficiles à satisfaire : je me voyais réinventer l’entreprise (non qu’elle allât mal d’ailleurs), comme celui qui allait révolutionner le « système » en place, et amener une société Adler régénérée dans le 21e siècle.

Mon insistance à vouloir modifier les habitudes et les structures et mon impatience envers les personnes et le système en place se sont retournées contre moi : d’abord insistant, je suis devenu « persécuteur » (c’est du moins ainsi que l’on me percevait) avant de devenir moi-même la « victime » de la contre-réaction de ceux et celles que je « persécutais ».

Tout ceci ne s’est pas fait en quelques jours, mais sur une période de plusieurs années. J’ai dû faire un arrêt forcé pour reprendre des forces et le contrôle de la situation.

Après mon retour, je suis devenu, je pense, plus fin dans mon approche, plus politique (ce que je ne suis pas naturellement), j’ai engagé des experts et autres consultants pour expliquer aux membres de la direction quelle était la voie à suivre. Et j’ai ainsi réussi à éviter beaucoup de conflits.

FG : Et après vous et votre génération, quelque chose se prépare ?

AA : Nos enfants sont encore trop jeunes pour avoir des projets pour eux. Pour l’instant, nous sommes, en ce qui les concerne, plutôt dans les rêves. Cela dit, je n’ai pas de doute que la prochaine génération saura, elle aussi, trouver son chemin.

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